Août 2011 - Annie Cohen-Solal: "Sartre 1905-1980"

Publié le par lescommunautes

Le biographe, c’est vraiment le prolétaire de la littérature. Il n’a pas le beau rôle, car toujours susceptible de démystifier, ou de démythifier, cela se ressemble, au-delà de l’euphonie, le « grand homme » - car qui irait écrire, et encore moins éditer, la vie d’un homme ordinaire, infâme, comme eût dit Foucault au sens étymologique : sans renommée - dont il doit retracer l’existence. L’époque n’y aide pas, qui encourage à desceller les statues ; et qui passerait deux ou trois années en compagnonnage intime avec quelqu’un, qui, selon la formule fameuse, « n’est pas son genre » ? En outre, la difficulté s’accroît lorsqu’il s’agit d’un écrivain, que le biographe risque de paraphraser dès qu’il cessera de le citer, et pour lequel on lui fera grief d’exhumer des « notes de blanchisserie », en négligeant le contenu des oeuvres. Bref, c’est mission impossible.

 

Sans tenir compte de ces divers obstacles, inconvénients et handicaps, la biographie qu’Annie Cohen-Solal a consacré à Jean-Paul Sartre en 1985, somme monumentale, magistrale, magnifique, serait déjà une superbe réussite ; en les incrémentant dans l’analyse, elle en devient exceptionnelle. Il y a plusieurs raisons à cette réussite rare, sinon sans égale. D’abord, elle aura abordé Sartre par le meilleur des versants : celui de Paul Nizan, son inséparable, et cependant séparé, ainsi vont les vies, meilleur ami, du temps de leur commune jeunesse normalienne. Elle était en effet l’auteur, en 1980, d’une biographie de Nizan (extraite de sa thèse universitaire), écrite en collaboration avec sa veuve Henriette, beau texte équilibré et fluide, dense et maîtrisé. Et Nizan, somme toute, préfacé par le survivant, avec quel éclat vibrant et désolé, quel sombre lyrisme violent et déchiré, en 1960 - à mi-chemin de leurs morts respectives, pour ceux qui aiment ce genre de coïncidences -, c’était Sartre en ce qu’il avait de meilleur : farouche, irréconcilié, solitaire et négateur. 

 

 

 

Mais ce n’est pas la seule raison : une autre, plus prosaïque, aura présidé à ces noces posthumes et réussies. Ce livre paru en 1985 chez Gallimard n’a pas été commandé par l’éternel éditeur, et éditeur devant l’éternel, de Sartre : ce fut en premier lieu la commande - d’ailleurs rocambolesque : le responsable l’avait vue chez Pivot, il a parié sur elle, banco -, d’un éditeur américain, Pantheon Books, racheté (très cher) in extremis par Gallimuche. L’on dit souvent, au point que cela en est devenu un cliché, qu’une biographie à l’anglo-saxonne - une périphrase pour dire qu’elle a été rédigée par un américain -, est d’une méticulosité inattaquable, avec plus de notes en bas de page que la Bretagne ne compte de gouttes de pluie en août (en novembre pour les biographies en deux volumes), tout en laissant franchement à désirer du côté de la compréhension des textes, tandis que, est-il sous-entendu simultanément, les français seraient plus fins littérairement, si moins scrupuleux méthodologiquement. Nabokov a écrit pour moquer cette hébétude maniaque, et académiquement inattaquable, un beau roman fantas(ma)tique, « La vraie vie de Sebastian Knight ».       

Laissons là les affiliations national(ist)es, nécessairement abusives :  le sûr est que rien n’est plus rare qu’un biographe qui s’attache à joindre à la critique sagace des textes une contextualisation précise des faits et des gestes. Française ayant longuement enseigné aux Etats-Unis - comme Serge Doubrovsky, autre sartrien déraciné Outre-Atlantique -, Annie Cohen-Solal  joint dans ce long texte électrique et apaisé, caracolant et distancié, les qualités supposées des deux côtés de l’Atlantique : preuve, donc, qu’elles n’étaient pas incompatibles.

Vingt ans après la parution de cet opus magnum, fut célébré le centenaire de Sartre ; occasion, ou prétexte, ainsi qu’il est d’usage, de toute une multitude de publications : Annie Cohen-Solal distilla et dissémina une partie de sa prodigieuse connaissance du corpus sartrien dans deux petits livres, deux digests - à l’exemple de son sujet diffractant « L’être et le néant », lecture-érudition, dans « L’existentialisme est un humanisme », lecture-vacances -, chacun dans une collection de vulgarisation bien établie et bien réalisée : un « Découvertes Gallimard », et un « Que sais-je ? ». Comme on le sait, la première est dotée d’une riche iconographie, la seconde est d’un dépouillement monacal.   

Et bien, ces deux textes ramassés éclairent, et sans doute expliquent, la réussite majeure de 1985.  En effet, à la surprise générale, à commencer par la mienne, le « Que sais-je ? » est un petit traité hyper-subjectif, rapide, informé et orienté, une sorte d’essai littéraire, d’ailleurs extrêmement bien écrit, découpé en séquences thématiques à partir desquelles elle argumente, ferraille et réfute ; tandis que le « Découvertes-Gallimard » correspond précisément à l’idée qu’on - moi, en tout cas -, se fait d’un « Que sais-je ? » :  pédagogique, soigneusement ordonnancé, suivant - tu m’étonnes - l’ordre chronologique tout en ayant bien soin de peser le pour et le contre. Mais ce chassé-croisé n’indique peut-être rien d’autre que les mutations et les contraintes de deux collections prestigieuses, reconnues, et ayant atteint leur vitesse de croisière.                          

Du moins cet étrange bicamérisme permet-il de relever qu’ACS sait adjoindre au brio de l’essayiste la minutie de l’archiviste. Sans oublier, troisième condition de sa réussite exemplaire de biographe, l’équité. Car si elle éprouve une tendresse certaine - qu’elle déplie dans le « Que sais-je ? »  via une scène fondatrice dans laquelle, étudiante de 20 ans, elle rencontre Sartre, et est bluffée par sa disponibilité, sa générosité, son attention, son humilité - envers son sujet, celle-ci ne l’aveugle pas, et il lui arrive d’avoir des mots sévères à son encontre. J’ai déjà eu l’occasion de le noter : le courant des années 70 était aux stèles héroïsées des grandes gloires immaculées, le doigt sur (Jean) la couture du pantalon, tandis que le Zeitgeist inverse des années 2000 était propice au dénigrement qui lacère les idoles et descelle les statues, selon le mot « il n’y a pas de grand homme pour son valet de chambre » (traduisez en contemporain : biographe). Sartre ne fait pas exception à la règle : en 1974, sartrien accompli, féroce pour Camus, Francis Jeanson esquisse une hagiographie sans ombre(s) ; a contrario, en 2000, Denis Bertholet démolit  l’icône, ne lui laissant nulle part de lumière. En 1985, ce gros livre dense et accompli maintient, dans ce domaine également, le fléau de la balance en équilibre, du côté du « raisonnablement favorable ». 

 

Mais, serait-elle toute d’élégance et d’équanimité, la plume du biographe ne suffit pas à assurer la réussite : Jean-François Fogel a rédigé d’une belle mauvaise foi allurée un réussi « Morand-Express » (1980), mais l’on y achoppe nécessairement sur les lacunes et les travers du modèle, d’autant plus que JFF est trop fin pour les esquiver. Il y faut, si je puis dire, la collaboration du biographé. Quelle vie magnifique que celle de Sartre. Cabossée et prolifique, tumultueuse et ironisée, fracassée et flamboyante. Une superbe vie d’encre et de sang mêlées dans un siècle de fer. Jeune, il avait lu un récit biographique de Tennyson qui, semble-t-il, n’avait rien fait que d’écrire avant de mourir, et en avait, nous raconte ACS, fait un gimmick  de ces jeunes années : « je ne voudrais tout de même pas de la vie de Tennyson. » Il en aura été loin.      

 

Au commencement fut l’enfant prodige. Orphelin de père, fils de la bourgeoisie et brillant sujet, il brûle les étapes jusqu’à Normale Sup’ et l’agreg’ de philo. Premier trait de caractère avéré, qui n’est pas pour rien dans sa prenante séduction : l’irrévérence. D’emblée, le premier de la classe se signale comme un turbulent trublion. ACS revient avec précision et audace sur les années noires, qui vont jusqu’à la publication de « La nausée » (1938), durant lesquelles Sartre cumule les peines de l’amoureux bafoué (dans l’ensemble, elles ne lui seront pas cruelles), du littérateur éconduit, et les servitudes bureaucratiques du - formidable - professeur.

 

 

 

 

 

 

Après une brève flambée d’écrivain prometteur, Sartre est mobilisé, puis emprisonné au Stalag XII D. Etape décisive : l’individualiste anarchisant y découvre le social. Après une très modeste résistance strictement intellectuelle, il devient à la Libération, selon l’expression d’ACS, « chef spirituel pour mille jeunes gens. » A la fois prince de la jeunesse et contemporain capital, grand écrivain de cette génération et influence morale majeure de son époque (ou l’inverse), il règne, « veilleur de nuit présent sur tous les fronts de l’intelligence » (Audiberti). ACS excelle à détricoter faits et conséquences de cette « offensive existentialiste. » 

Elle rejoint ensuite de bons auteurs et sartriens reconnus, tels que Michel Contat ou François George, pour estimer que la période d’après-guerre est la plus convaincante de la trajectoire complexe et cabossée de Sartre. Toute sa vie agoni de sarcasmes par les catholiques et les conservateurs (qui avaient déjà commencé à se disjoindre), Sartre ajoute alors à ce catalogue répulsif d’atroces injures émanant du Parti Communiste, dont le fameux « hyène dactylographe ». Lui-même préférait « rat visqueux », qui est pas mal dans le genre bestiaire satanisé. « La célébrité, pour moi, ce fut la haine », résume-t-il avec le laconisme (mmmh, c’est pas le mot) offensif qui est sa marque. Ce prodigieux graphomane avait en effet comme personne le sens de la formule - ça se verra au théâtre, où il accumulera les réussites éclatantes -, ce qui n’entrait pas pour rien dans sa capacité de séduction.    

 Patatras, en 1952, Sartre entame sa conversion crypto-(ou philo-) communiste. Elle durera jusqu’à Budapest, soit quatre années. Mais c’est souvent ce qui demeure, aujourd’hui, dans l’image sociale que l’on a, que l’on entretient, de lui, notamment chez ses adversaires : le compagnon de route, indulgent jusqu’à la complaisance envers l’Union Soviétique. ACS traite cet épisode avec sévérité et sérénité, relevant à la fois quelques séquences regrettables et de beaux textes écrits dans cette période : quelles que fussent les embardées de sa trajectoire politique et personnelle, Sartre n’aura jamais cessé d’écrire, et dans tous les registres, premier dans toutes les matières du programme, et inventant les autres à mesure.  

  1956, donc, le voit rompre spectaculairement avec le communisme stalinien. Il est aussitôt requis par la guerre d’Algérie qui porte son ombre sur la France et la conduit d’ailleurs à un changement de régime : il ne déviera jamais d’un anti-gaullisme à la fois argumenté et viscéral. Approché par Jeanson, il est, sinon l’initiateur, du moins le signataire le plus connu - autant que Voltaire, que Victor Hugo en leur(s) temps - du « Manifeste des 121 », en faveur de l’insoumission.

1964 : « Les mots », fabuleux testament piégé, « livre le plus éclatant de talent de toute la littérature française » (Sagan), éblouit jusqu’aux plus réfractaires et lui vaut le Prix Nobel - qu’il refuse, cohérent dans son refus de se laisser transformer en institution. Le paradoxe étant que cette consécration littéraire correspond à une éclipse intellectuelle, (du moins en France) au profit de nouveaux maîtres à penser tels que Lévi-Strauss, Althusser, Foucault, ou plus tard Barthes et Deleuze. 

 

 

Mai 68 le rajeunira : il tombe la cravate, et se rapproche de groupes gauchistes radicaux. Une chose est sûre : il ne finit pas bénin, iconique, inoffensif, mais toujours aussi sulfureux, effervescent, et contesté. A sa mort, le 15 avril 1980, Régis Debray résume la conviction de beaucoup : « A chacun de faire ses comptes, qui se feront d’ailleurs tout seuls et dans notre dos. Mais aux comptes du savoir et de la littérature, manquera l’essentiel : une conduite. La polémique sans la bassesse, la ténacité sans le ressentiment, le changement sans le reniement, la dignité sans le drapé,  l’intelligence sans l’habileté, et tout cela sans calculs. Fabuleux quand on y repense. » 

Le mot de la fin ? C’est mal me connaître. C’est l’époque qui voulait cela, ainsi que la couleur de son talent : ACS (sans parler de Régis) a écrit une formidable biographie d’intellectuel. Mais, sous le grand agitateur d’idées est tapi, pour le dévorer in fine, un immense émeutier des mots ; sous le roi couronné de l’écriture assertive, demeure le prince de l’écriture hypothétique ; bref, sous le maître à penser et à vivre - le plus tolérant et bienveillant qui fut jamais -, un écrivain de très haute volée, alluré et caracolant. Sartre n’est pas seulement un Bourdieu plus, il est tout autre chose. Charles Dantzig l’a noté ; les passions idéologiques s’estompent, et on peut dorénavant lire Sartre comme un écrivain du patrimoine, parmi d’autres. Indispensable et compatible avec d’autres tropismes, central jusque dans son décentrement : même ceux qui auront été contre auront pensé tout contre. Comme vous le savez, et comme je viens encore de - lamentablement - le prouver à l’instant, je laisse rarement le dernier mot à autrui. Oui, mais là c’est Sartre. La chute des « Mots » s’impose : « Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui ».  On ne saurait mieux finir, signé : n’importe qui. Damned, encore raté.

 

 

Annie Cohen-Solal, « Sartre 1905-1980 », Gallimard, 1985. 

Lecture-savoir.

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Document réalisé par L. LE TOUZO, le 3 août 2011          

Publié dans Sartre

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Voir mon blog(fermaton.over-blog.com)No.9- THÉORÈME SARTRE. - La liberté proposée ?
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